Kusunoki Shôhei : auteur de l’invisible

Jeune mangaka de génie avant-gardiste, il est un de ces auteurs qui m’ont totalement fascinés et bouleversés. Cependant, à l’instar des personnages auxquels il donne vie, il fait partie de ces personnes totalement oubliées de la société. Au travers de ses deux anthologies parues chez un éditeur que j’affectionne particulièrement, Cornélius, je souhaite revenir sur la vie et sur l’œuvre de cet auteur qui, à mes yeux, mériterait bien plus d’attention.

Auteur

Kusunoki Shôhei 楠勝平, de son vrai nom Sakai Katsuhiro 酒井勝宏, est un auteur de gekiga inconnu du grand public de la BD et du manga, que ce soit en Occident ou même au Japon. Il naît en 1944 à Tokyo dans l’arrondissement d’Arakawa. Il est un de ces génies qui a révolutionné le monde du manga, malgré sa disparition précoce. Il commença à écrire dès le collège avec des camarades comme Go Amemori (mangaka) ou Akira Hirano avec lesquels ils forment une association qui aspirent à la carrière de mangaka ainsi qu’à la création de fanzine. Sa malformation cardiaque lui empêchant de trop fréquenter l’école, il va lire beaucoup de manga parmi lesquels on retrouve ceux de ses auteurs préférés tels Takao Saito (Golgo 13, Glénat) ou Hiroshi Hirata (L’âme du Kyudo, Akata). Mais sa plus grande admiration demeure pour Shirato Sanpei (Kamui Den, Kana) dont il deviendra l’assistant en 1961 à l’âge de 17 ans. Il est présenté à Katsuichi Nagai, le créateur du célèbre magazine Garo en 1964 où les plus grands auteurs de gekiga se développeront. Il commence sa carrière en 1960 avec Hissatsu Ôgi 必殺奥義, histoire publiée dans Kengô Gashû (éditions San’yôsha), puis dans le kashihon (livre de prêt, très en vogue dans le Japon d’après-guerre) Ninpô Hiwa 忍法秘話 (éditions Seirindô), considéré comme le magazine précurseur de Garo. C’est là qu’il y fera la rencontre de nombreux auteurs comme Shigeru Mizuki (Kitaro le repoussant, Cornélius), Gôseki Kojima (Lone Wolf and Cub, Panini) ou encore Suzuki Oji (Vaste le ciel, Picquier) qui, avec Shirato, l’influenceront sur le Jidai-geki (genre désignant les œuvres à caractère historique de la période médiévale japonaise). Il publiera dans divers magazines, mais surtout dans Garo et COM. Il meurt en 1974 à 30 ans des suites de graves problèmes cardiaques développés durant le collège.

Édition :

Bien qu’il fût reçu positivement durant son vivant, aucun ouvrage sur son œuvre ne sorti durant celui-ci, hors-mis un numéro du magazine Garo centré sur lui en 1970 et intitulé « Garo – Kusunoki Shôhei Tokushû » ガロ・楠勝平特集. Il faudra attendre l’année suivant sa mort, en 1975, pour voir un ouvrage dit commémoratif sortir sur cet auteur intitulé « Kusunoki Shôhei Sakuhinshû » 楠勝平作品集. En 1978, le 18e ouvrage d’Aobayashi Masterpieces Series 青林傑作シリーズ, intitulé « Osen », sort et est consacré à l’auteur dans la continuité de la collection où l’on retrouve de grands auteurs comme Kazuo Kamimura (Lady Snowblood, Kana), Leiji Matsumoto (Albator, Kana) ou encore Osamu Tezuka (Boudda, Delcourt/Tonkam).

Finalement, il aura fallu attendre 2001 pour qu’au Japon sorte l’ouvrage qui inspirera l’éditeur français Cornélius pour ses deux anthologies. Intitulé « Saisetsu ni mau » 彩雪に舞う (Dance en neige, d’après la traduction de l’éditeur par Sakoto Fujimoto et Éric Cordier), celui-ci constitue une anthologie de 17 histoires de l’auteur et principalement publiées dans Garo. On y retrouve notamment des histoires de Jidai-geki, où l’accent est mis sur les petites gens, mais aussi certains récits se passant à l’époque contemporaine. L’édition française est elle composée de 2 tomes, le premier reprenant le nom du livre japonais « La promesse » sortie en 2009, et le second dont le titre fait directement référence aux personnes dont Kusunoki met en scène, « Peuples invisibles », paru plus de 10 ans plus tard en 2020. Il est regrétable cependant de noter que l’édition japonaise contient en plus une préface de Kure Tomofusa, un critique de manga, qui n’a pas été publiée dans ces anthologies. Dans celle-ci, il parle entre autre de la vie de l’auteur et de son œuvre, mais aussi du manga et de la publication japonaise des œuvres de Shôhei. Je voudrais remercier grandement Cornélius d’avoir accepté de m’envoyer cette préface que je me suis chargé d’avoir traduit pour faire cet article.

Témoin des petites gens :

Kusunoki Shôhei, contrairement à ses compères, ne se sert pas du Jidai-geki pour mettre en scène la vie de samurai. Sa volonté à lui est de représenter ceux qui sont toujours en arrière-plan, ceux qu’on ne désigne jamais, les artisans, les femmes, les infirmes, les pauvres. Dans « Les fleurs » (1967), l’auteur nous raconte la vie d’une femme souhaitant faire carrière dans la teinturerie. Celle-ci se donnera tout ce qu’elle peut pour y arriver, mais l’auteur nous ramène sans cesse à la réalité de cette époque : une femme doit finir mariée. Elle est constamment rabaissée par le fait qu’elle soit une femme par ses supérieurs, que sa place n’est pas là mais à la maison. Elle trouvera bien une ainée travaillant comme elle à la teinturerie, mais celle-ci finira aussi par se marier. Pour finir, elle va tomber amoureuse d’un homme et se questionner sur son avenir, pour finalement le rejeter, ne voulant pas devenir une banale femme au foyer. On pourrait parler également de « En loques » (1971-72), qui nous retrace sur plusieurs chapitres la vie d’un infirme aveugle et de ses compagnons : un alcoolique dépressif et un samurai malade et obsédé par son honneur. Au-delà de l’épique du guerrier, Kusunoki veut nous montrer ce bas peuple, invisible et pourtant omnipotent. Ces personnes à qui la vie semble avoir tourner le dos, et qui pourtant luttent pour leurs idéaux et leur survie.

Ses récits se passant durant l’époque d’Edo, on aura bien des histoires concernant les samurais, comme dans « Un sabre de renom » (1966), premier grand succès de l’auteur, ou encore dans « Les cloches du soir » (1970). Cependant, ils ne seront jamais le personnage principal. Dans la première histoire, un groupe de personne se retrouve ensemble à la suite d’un feu. Parmi celles-ci, un samurai, à l’écart du groupe, renfermé sur son honneur. C’est lorsque celui-ci présente son sabre, symbole de sa caste et de son grade, qu’un jeune adolescent va s’opposer à lui, préférant la lame de son rabot lui servant à construire des maisons. Dans la deuxième, il est question d’un menuisier qui se retrouve prit dans une vieille affaire de vengeance avec un Rônin (samurai sans maitre). Ces samurais semblent totalement étrangers par rapport aux autres personnages. Ils ne sont ni pauvres ni riches, mais obnubilés par leur honneur, leur devoir, en dehors de toutes réflexions et centrés sur eux-mêmes, à tel point qu’ils semblent étrangers vis-à-vis de la population. On est là bien loin des récits types Jidai-mono (récit de samurai épic) racontés par son maitre Shirato où le samurai est dépeint comme fort, astucieux, visant un objectif.

Ainsi, on a affaire à une véritable peinture de cette époque souvent trop idéalisée. Leurs modes de vie, leurs habits, leurs travaux, leurs fêtes, leurs coutumes, tant de choses qui nous éclaire un peu plus sur cette période dite « des samurais sans guerre ».

L’ombre de la mort et de la fatalité :

Cependant, bien qu’il en fasse son thème de prédilection, ce qui ressort le plus des œuvres de Kusunoki Shôhei est incontestablement cette ambiance de mort et de fatalité omniprésente. L’auteur étant lui-même atteint de maladie cardiaque, ses jours sont comptés et un rien aurait pu l’envoyer à la mort. C’est cette fatalité que chacun de ses personnages subit dans cette anthologie. On pourrait reprendre cette vieille vengeance inévitable dans « Les cloches du soir » qui mène à la mort du père, présentée de manière anodine, voire récurrente. Sa fin abrupte, où aucun personnage ne semble y faire attention, continuant simplement leurs vies. Dans « Osen », un des chefs-d’œuvre de l’auteur, on suit l’histoire d’amour d’une femme pauvre et d’un homme aisé. Tout porte à croire en leur amour, jusqu’à ce que la femme brise un vase coutant une fortune et s’enfuie, sachant qu’elle ne pourra pas le rembourser. La dure réalité économique les rattrape, mettant alors fin à cette histoire d’amour. « Les enfers » (1969-70), autre chef-d’œuvre de Kusunoki, nous parle cette fois d’une famille extrêmement pauvre, dont le père vole afin de subvenir au besoin et au bonheur de son enfant. Mais un jour, inévitablement, son père décède, et l’enfant, dévasté par ce qui atteint son père en enfer, creusera afin de sortir son père avec son cerf-volant. A la fin de l’œuvre, le cerf-volant s’envole, sous l’appel du jeune enfant à son père. Une histoire très émouvante, parmi mes préférés de l’auteur, qui nous montre une nouvelle fois combien la vie de ces gens est dure et risquée. Pour finir, on pourrait parler de « Glycines en fleur » (1970), racontant l’histoire d’une famille dont le père souffre dû à son alcoolisme. Finalement, ça ne sera pas lui qui décèdera, mais sa femme, à la suite d’une chute alors qu’elle cherchait de quoi préparer à manger. Comme quoi, la fatalité de la vie n’est pas toujours là où l’on si attend le plus, personne n’échappe à son destin.

L’approche autobiographique :

Côtoyant des auteurs comme Yoshihiro Tatsumi (Une vie dans les marges, Cornélius) ou le grand Yoshiharu Tsuge (L’homme sans talent, Atrabile), Shôhei ne se contenta pas de raconter des histoires comme tel, mais y insufflera sa propre expérience, sa vie au travers de ses personnages, notamment en se permettant d’écrire du watakushi manga, genre autobiographique romancé dont on accorde à Tsuge la paternité. Ainsi, dans « Laridelle laridon » (1970), on suit les pensés d’un jeune homme qui ne cessera de penser qu’il va bientôt mourir, quand bien même tout va pour le mieux. On peut y faire un rapprochement évident avec la fragilité de la vie de l’auteur atteint de maladie. On a aussi « Je te tiens, tu me tiens » (1970) où l’on suit un daruma, petite statuette se remettant toujours droite du fait de sa forme arrondie. On la suit donc dans ce qui semble être des égouts, emportée par le courant et ne pouvant donc rester droite. On a ici affaire à une représentation parfaite des aléas de la vie, où tout peut aller bien comme mal et où l’on n’est pas maitre de son destin, où l’on est emporté par les eaux.

Mais pour moi, les deux œuvres qui représentent le mieux cette rétrospection autobiographique sont incontestablement « Danse en neige » (1973), réalisé 1 an avant la mort de l’auteur, soit durant sa période de complication de santé, et « Le dortoir » (1970), se déroulant à l’époque contemporaine. Dans cette dernière, l’auteur met en scène un groupe de patients à l’hôpital attendant d’être opérés. Il est évident de penser que l’auteur nous projette dans ce qu’il a pu vivre lors de ses opérations. Ici, ils sont entre la vie et la mort : certains restent, d’autres partent, certains vivent, certains meurent. Malgré l’humour qui reste fort présent, comme dans chacun de ses récits, on n’oublie pas que chaque entrée au bloc opératoire n’est pas garantie de succès. Et pour finir, celle qui est pour moi le chef-d’œuvre de l’auteur, celle qui m’a le plus touchée et qui donne son nom à l’anthologie japonaise, « Danse en neige ». On y suit la vie d’un jeune garçon, atteint d’une tumeur abdominale, qui vit chez sa grand-mère. Celui-ci souffre énormément, et n’a pour seuls compagnons un petit groupe d’oiseaux qui viennent se poser sur un arbre. Il leur donne des voix et crée des histoires avec eux. Mais lorsque l’hiver arrive, ils partent tous. Alors, un oiseau dit à l’enfant qu’ils se rendent au ciel, et que pour les rejoindre, il suffit d’aller dans la neige avec une plume dans la main, signifiant évidemment la mort. Malgré le fait que ce soit une tumeur abdominale, on ne voit pas la maladie et son mal nous fait penser immédiatement à la maladie cardiaque de Kusunoki. C’est une histoire extrêmement triste, où l’auteur exprime son acceptation de la mort, il n’a pas peur d’elle, il s’en sert pour raconter des histoires, être maitre de celles-ci. En effet, les artisans sont des personnages récurrents de son œuvre, des personnes maitresses de leur art, tout comme Kusunoki est maitre du manga.

Reconnaissance :

C’est un auteur devenu invisible, qui a disparu de la mémoire de quasiment tout le monde. Pourtant, il est certain qu’il aurait pu devenir un auteur de renommé tels Yoshiharu Tsuge ou Shirato Sanpei. Il faut cependant nuancer. Malgré les nombreuses années d’intervalles de publication entre chaque ouvrages de l’auteur ainsi que leur quantité limitée, il a su marquer profondément les esprits de ceux qui ont eu la chance de le lire. Parmi ceux-ci, on peut citer Hisaichi Ishii, mangaka à l’origine de la série Mes voisins les Yamada, adaptée en film d’animation par le célèbre Isao Takahata et produit par le Studio Ghibli en 1999. Il dira dans une interview présentée dans l’ouvrage Sûtokushû special Ishii Hisaichi総特集 いしいひさいち, paru en 2012, que Glycines en fleurs fait partie de ses trois œuvres préférés, au côté de Muyori no Momeno 無頼の面影 de Shin’ichi Abe et de Yume wa honan ni zairi 夢は方南に在り de Suzuki Oji. Il a également cité le recueil Osen, paru en 1978, comme étant le meilleur recueil de chapitres de manga qu’il ait lu de sa vie. Enfin, la mangaka Yamagishi Ryôko (exclusive en France), faisant partie du groupe de l’an 24 (célèbre groupe de femmes autrices de shôjo dans les années 70 ayant révolutionnées le shôjo manga), a sélectionné des histoires de Shôhei pour l’ouvrage Kusunoki Shôhei Collection – Yamagishi Ryôko to yomu 楠勝平コレクション – 山岸凉子と読む paru l’année dernière. Elle y a aussi rédigé un commentaire. Bien qu’il n’ait pas acquis la renommée qu’il escomptait, Kusunoki Shôhei est un auteur qui continue de choquer et de fasciner ses lecteurs, et ce, quelles que soient les générations.

Conclusion :

Avec les années qui passent, et comme l’a très bien dit Kure Tomofusa dans sa préface, les gens ont envie de redécouvrir les auteurs et histoires qu’ils ont lu, qui les ont marqué, et cela, au profit des jeunes lecteurs qui découvre l’auteur pour la première fois. De même, en France, depuis les années 2000, les éditeurs cherchent à mettre en lumière des auteurs qui ont pourtant toujours du mal à trouver leur public, comme Cornélius avec ces deux anthologies de Shôhei, ou d’autres comme Lézard Noir et Le Seuil. C’est une chance pour nous, lecteurs français, d’avoir accès à de tels auteurs, de telles œuvres, et je remercie grandement l’éditeur Cornélius de l’avoir édité chez nous. C’est un auteur caché, mais si important à découvrir, je ne peux que vous conseiller d’aller le lire au plus vite !

J’espère que ce premier article vous a plu ! J’attends avec grande impatience vos avis, et n’hésitez pas à partager cet article dans le but que le plus de monde possible puisse le lire, cela me ferait vraiment plaisir ! Je vous souhaite une très bonne année 2022 et je vous dis à la prochaine !

17 commentaires

  1. Un billet super intéressant sur un mangaka que je ne connais pas du tout mais que j’ai bien envie de découvrir à l’occasion ! Content que tu te sois lancé 😉

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  2. Article hyper intéressant et complet sur un mangaka que je ne connais pas aussi, beaucoup d’informations et cela permet de donner l’envie pour lire ses œuvres. Vivement tes prochains articles.

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  3. Très intéressant ce premier article, j’y ai appris des choses sur un auteur que j’aime beaucoup donc je te remercie 😉
    J’espère que tu as pris plaisir à l’écrire, c’est important!

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      1. C’est un article bien écrit., très complet ça me donne envie de lire les œuvres de Kusunoki Shohei.!! La condition de la femme n’a pas changé et l’auteur nous l’explique très bien..
        Il y a une grande implication dans cet article… Bravo !

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  4. Très intéressant, très bien documenté, très précis. Etant néophyte (ou presque) dans l’univers du manga, je demande qu’à découvrir. En tous les cas, l’envie est là désormais. Merci.

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