Susumu Higa – Soldats de sable : La mémoire d’Okinawa

C’est après avoir étudié Okinawa en cours que j’ai eu envie d’acheter les deux recueils de cet auteur. Un auteur prêt à tout pour pouvoir transmettre sa culture aux générations futures et la mettre en lumière dans un art, celui du manga, qui connaît aujourd’hui une popularité mondiale. Cet amour pour ses traditions, son histoire, sa langue, sa culture, je ne la comprends que trop bien, et c’est ce qui m’a donné envie d’écrire cet article. Abordant beaucoup de sujets qui demandent une remise en contexte importante, ce premier article sera consacré à son recueil Soldats de sable qui aborde le thème de la guerre d’Okinawa.

Auteur

Susumu Higa 比嘉慂 est un mangaka né à Okinawa en 1953 dans la ville de Naha. Fonctionnaire jusqu’en 1989, c’est sa passion pour sa terre natale qui le pousse à se lancer dans le manga mémoriel, de témoignage. Son objectif : raconter des événements qu’on vécut ses parents, ses amis, et délivrer des témoignages recueillis auprès des natifs de sa région. Parmi ses nombreux récits, l’auteur nous raconte des histoires sur la bataille d’Okinawa qui se déroula à la fin de la 2nd guerre mondiale. Mais il dessine aussi des histoires sur la vie contemporaine des habitants d’Okinawa et du malheur qu’ils subissent, que ce soit à cause de la forte présence militaire américaine, ou par le mépris et l’humiliation que le Japon leur fait subir à cause de leur différence culturelle.

Susumu Higa est lauréat de plusieurs prix, dont la Mention Honorable du 38e Prix Tezuka en 1989 pour sa première œuvre, Jugyô 授業, sortie la même année. En 2003, c’est son œuvre Kajimunugataiカジムヌガタイqui remporta le Grand Prix du 7e Japan Media Art Festival dans la catégorie manga. Enfin, Soldats de sable fut sélectionné au Festival International de la Bande Dessinée d’Angoulême, pour le Prix des lecteurs de Libération, pour le Prix Zoom Japon et celui des critiques Asie de l’ACBD.

En France, c’est la maison d’édition Lézard Noir qui a publié 2 recueils sur cet auteur : Soldats de Sable, traitant principalement de la bataille d’Okinawa et qui fera l’objet de ce premier article, et Mabui – Les âmes d’Okinawa, sur la vie contemporaine et la culture de cette île. Ils sont tous deux traduits par Miyako Slocombe. Je tiens d’ailleurs à remercier l’éditeur d’avoir publié cet auteur, ce qui nous permet de lire ses mangas si particuliers, tant ses valeurs, qui portent notamment sur la protection et la transmission de son patrimoine, de sa culture et de son histoire, me tiennent à cœur.

Mémoire de guerre :

Trop rares sont les œuvres historiques, surtout mémorielles, à être connues et mises en avant. Soldats de sable doit, à mon sens, absolument en faire partie. Dans ce recueil, centré principalement sur la bataille d’Okinawa, l’auteur nous propose 7 histoires différentes ayant toutes été inspirées de faits réels, de propos entendus par l’auteur voire de récits racontés par ses parents qui ont connu cette bataille.

Pour contextualiser les événements, on se trouve entre mars et juin 1945, quelques mois à peine avant le largage des bombes d’Hiroshima et de Nagasaki en août, qui marquera la capitulation du Japon. Cette bataille est aussi connue sous le nom de Typhoon of Steel, à cause de l’intensité des bombardements qui ont eu lieu. Pour les Alliés (soit les Américains), l’archipel d’Okinawa est un point stratégique, c’est une base aérienne qui leur permettrait de mieux attaquer le Japon (l’archipel se trouvant tout au sud du Japon loin de l’île principale), mais aussi de pouvoir stopper les rapprovisionnements venus de Chine. L’auteur nous plonge au cœur de cette bataille, autant du côté des habitants que des militaires japonais et américains. En suivant la propagande américaine diffusée en Occident, on pourrait s’attendre à voir des combattants japonais prêts à donner leur vie pour l’empereur et la nation, mais cela n’est qu’un mensonge. L’objectif du gouvernement japonais, se sachant déjà perdant, mais refusant de capituler, était de retarder le plus possible les Américains et leur venue sur l’île principal en se servant d’Okinawa comme d’un bouclier. Également, il faut savoir que ce qui est l’actuelle préfecture d’Okinawa était auparavant le Royaume des Ryûkyû. L’archipel d’Okinawa ne fut rattaché au Japon qu’en 1879. Sa culture locale, variée (langue, croyance, coutume, …) était alors assez différente de l’île principale et ces habitants connaissaient (et connaissent encore) une très forte discrimination. Il fallait que ces « pseudo-habitants » servent de chair à canon pour défendre les « vrais Japonais », ceux de l’île principale.

Une fois cela en tête, on arrive à mieux comprendre l’importance historique et mémorielle des récits de l’auteur. La 1ère histoire, « Lame de sable », nous immerge dans le vécu des Okinawaïens. Un soldat japonais arrive sur une île, explique aux habitants la situation et leur dit de coopérer. Pareillement aux habitants, le lecteur se retrouve un peu perdu et stupéfait de la situation. Cependant, l’auteur met en avant un point important et souvent oublié dans cette bataille : si les Okinawaïens ont été forcés de se battre aux côtés de l’armée japonaise, il ne restait cependant que des vieillards, des femmes et des enfants à Okinawa lors de cette bataille. Pratiquement tous les hommes étaient, en effet, déjà partis à la guerre depuis longtemps.

Se pose alors le problème de savoir ce que ces gens vont-ils bien pouvoir faire contre l’armée américaine. Parmi ce qui va être fait, mais que l’auteur ne nous dit pas dans ce recueil, le gouvernement japonais va promulguer une loi, fin mai 1945, afin de réquisitionner les écoles pour en faire des centres de formation militaire pour jeunes garçons (14-17 ans) afin de les enrôler de force dans l’armée, comme pour l’unité Tekketsu Kin’nôtai 鉄血勤皇隊, où près de 1800 enfants ont été enrôlés et où plus de la moitié ont été tués. Les jeunes filles étaient, elles, mobilisées comme aides-soignantes, sans aucunes formations préalables et envoyées au front, comme l’escadron Himeyuri, composé de plus de 220 jeunes filles (15-19 ans) et où, encore une fois, plus de la moitié sont mortes. Finalement, le gouvernement va promulguer une autre loi obligeant tous les civils, femmes comprises, d’Okinawa à servir dans l’armée.

Cela nous amène à la 2e histoire, « Crépuscule sur le sable », où certains des habitants d’Okinawa vont choisir de ne pas suivre les commandements japonais afin de survivre. La notion de confiance entre Japonais et Okinawaïens est alors rompue. Cette confiance est basée sur un principe simple : le peuple japonais se bat pour vous, alors aidez-nous, fournissez-nous, alimentez-nous et on vous protégera. Beaucoup vont être accusés d’espionnage et de trahison et seront tués. Cependant, dans la majorité des cas, leur seul crime aura été de ne pas parler la même langue. Ainsi, outre le racisme à cause de leur différence de langue, ils ne peuvent pas communiquer donc ils ne peuvent pas se défendre. De plus, que penser de cette confiance quand l’armée vous demande, alors qu’elle n’en a pas l’autorisation, de vous suicider pour la patrie alors que tout est déjà perdu d’avance et que même l’ennemi ne veut pas vous tuer ? Car il est essentiel de savoir que durant cette bataille, l’armée japonaise a fourni 2 bombes à chaque habitant : une pour la jeter sur l’ennemi, et une autre pour se donner la mort de façon honorable, pour la patrie. Quand vous ne respectez pas ces règles, on vous tue, tout simplement.

C’est ce qu’il se passe dans « Les appels sous le sable » et « Soldats de sable », histoire qui donne son nom au recueil. Dans la première histoire, l’auteur évoque ces habitants et ces soldats qui se sont cachés dans des grottes afin de se protéger de l’armée ennemie. Cependant, les habitants ont été pris en otage par l’armée japonaise qui leur a demandé, bien que ce soit plus une obligation qu’une demande, de se suicider à la bombe au lieu de se rendre à l’ennemi. Dans le second récit, il est question des déserteurs de l’armée, chassés autant par l’armée américaine que par l’armée japonaise et qui ne sont donc en sécurité nulle part. Enfin, Susumu Higa nous délivre un émouvant récit, « À propos de ma mère », où il raconte comment sa mère seule, avant sa naissance, à protéger ses frères et sœurs durant cette bataille.

Finalement, c’est près de 190 000 Japonais qui sont morts durant cette bataille, dont plus de 120 000 soldats et civils Okinawaïens, soit plus d’¼ de la population Okinawaïenne de l’époque. Le travail de l’auteur nous montre la vérité sur les actes méprisables de l’armée japonaise envers une population déjà fortement discriminée car différente des autres Japonais. De même, l’auteur dévoile au grand jour toute cette propagande américaine visant à justifier leurs assauts incessants envers un peuple démuni dans le seul but d’en faire une base aérienne aux portes de l’Asie.

Un patrimoine méprisé :

Au-delà du thème de la guerre, l’auteur nous montre aussi sa culture, même si cela sera largement plus développé dans Mabui. En premier lieu, c’est bien sûr le style vestimentaire que l’on remarque. Comparés aux soldats, les villageois sont vêtus de tenues plus traditionnelles, tel un yukata avec un large pantalon. Cela renforce drastiquement la distinction entre les Japonais, occidentalisés depuis plus de 80 ans, et les Okinawaïens, qui font partie de ces laissés-pour-compte de l’avancée technologique et culturelle du Japon depuis la Restauration de Meïji en 1868. L’auteur va aussi nous montrer ces fameuses maisons à toiles rouges, ainsi que les maisons en paille des paysans, de façon expéditive. En effet, les seules fois où on les apercevra, elles seront en train de se faire bombarder ou brûler. La nature, les champs et les forêts sont omniprésents, il n’y a nulle part où se cacher, la fuite semble inutile. Pour se protéger de cette guerre, les habitants vont alors se réfugier dans des grottes, voire se cacher dans des tombes. C’est le cas de la mère de l’auteur qui va rester dans une tombe afin de protéger ses enfants. Ces tombes sont très différentes des tombes occidentaux et japonais. Il s’agit plus de tombeaux, de caveaux en métal assez larges où l’on dispose à l’intérieur différents objets comme des vases ainsi que le corps du ou des défunts. Comme le dit l’auteur de l’interview, ces tombeaux ont protégé énormément d’Okinawaïens durant la guerre. Ces tombeaux étaient si massifs que les Américains les prenaient pour des bunkers.

Les pratiques culturelles sont elles aussi présentées, mais de manière moindre. Dans le premier récit, « Lame de sable », la proximité de la nature avec les habitants est renforcée par deux événements qui montrent le manque d’intérêt des soldats japonais pour la culture locale. En effet, des soldats vont aller couper du bois sur un lieu sacré, alors que selon la coutume locale, il faut pratiquer des rites spécifiques pour pouvoir le faire. Mais aussi, ces soldats vont partir « pêcher à la bombe », ce qui détruit le corail que les habitants utilisent pour élever les poissons qu’ils pêchent à l’âge adulte. Les natifs de l’île protestent, mais les militaires s’en fichent, car selon eux, ils les protègent donc ils attendent d’eux une soumission totale. On sent que les habitants n’ont pas l’air de se rendre compte des événements. En effet, ils n’étaient mis au courant de rien de la part des soldats et du gouvernement qui faisaient croire volontairement à l’ensemble de la population que la victoire était proche. En réalité, seuls les militaires savaient la sombre réalité.

Le dernier récit de ce recueil, « Voleur de terres », est la seule histoire de ce recueil à se dérouler de nos jours. Dans celle-ci, l’auteur nous raconte les aventures de deux artisans céramistes venus chercher de la terre pour faire leurs pots. L’auteur met ici en avant la céramique des Ryûkyû (Okinawa) appelée Yachimun.  Il s’agit de céramique en terre cuite de cette région et datant de plusieurs siècles. On a aussi l’introduction d’une prêtresse, sorte de chaman, dans la culture locale venue aider l’un des deux artisans.

Enfin, « L’école » est lui une réécriture de Jugyô, son titre ayant remporté la mention honorable du Prix Tezuka en 1989. Dans ce récit, un groupe d’étudiants et un professeur vont se retirer du champ de bataille afin de traduire des ouvrages anciens, retrouvés dans une bibliothèque cachée du château de Shuri. Ce château date de la fin du XIVe siècle et était la résidence impériale du Royaume des Ryûkyû. Ce royaume était indépendant du Japon et était établi sur l’archipel d’Okinawa du 14e au 19e siècle, avant son annexion au Japon. Ce récit est centré sur la conservation de ces documents historiques, d’une valeur inestimable, que le groupe est impatient de découvrir.

Malheureusement, il faut savoir que, traditionnellement, les Japonais n’ont jamais vraiment eu cette mentalité de « conservation du patrimoine », surtout concernant ce qui pour eux n’était ni japonais ni beau. Ce sont les Occidentaux qui vont leur apprendre l’importance de la conservation des œuvres historiques. Un exemple très simple concerne les vielles poteries de l’époque Jomon (-10 000 à -300 av. J.-C.), trouvées dans des amas de coquillages par un naturaliste américain et dont les Japonais n’avaient que faire. Un autre exemple, cette fois plus actuel, celui du sanctuaire d’Ise : c’est le sanctuaire le plus important du Japon où l’on prie la déesse Amaterasu. Depuis le 7e siècle, tous les 20 ans, il est coutume de reconstruire le sanctuaire intérieur (Naiku), où l’on prie la déesse, de façon identique au précédent. Outre cela, au Japon, beaucoup d’ouvrages anciens, de constructions, d’objets anciens vont être perdus, soit par l’indifférence des Japonais, qui depuis toujours ont une mentalité basée sur l’impermanence des choses, soit par l’érosion très importante du sol du pays.

Un style simple mais signifiant :

Le dessin de l’auteur est simple, il ne cherche pas à rendre l’art beau, mais simplement à dessiner et à raconter les différents témoignages dont on lui a fait part. Le trait souple et épuré, ce qui est en contraste avec les événements épouvantables qui ont lieu. Également, il y a peu d’onomatopées, comme si le calme régnait avant la tempête. Lorsqu’il y en a, soit elles sont traduites et restent discrètes, soit les caractères japonais, caractères gros et imposants, prennent le dessus, décrivant par exemple les tremblements de terre provoqués par les chars d’assaut, les explosions, ou servant à instaurer une certaine ambiance oppressante. Le découpage aussi est assez simple, on sent que le mangaka n’a pas une grande expérience dans le domaine. Ce qui ne veut pas dire qu’il raconte mal ses histoires. Celles-ci sont très claires, son style reste assez unique et les expressions qu’ils donnent à ses personnages sont très éloquentes. Un peu à la manière d’un Peleliu ou d’un Opération mort, la simplicité laisse place à une réalité beaucoup plus froide, et ne tombe jamais dans l’absurde ou dans le ridicule.

Conclusion :

De mon point de vue, ce recueil est un moyen simple de transmettre le message de l’auteur : l’importance de la mémoire. Ces œuvres mémorielles, inscrites dans une culture dite populaire, sont donc très importantes. Les habitants ont subi beaucoup d’atrocités qui se sont déroulées durant cette guerre, à la fois par les Américains, mais aussi par les Japonais. Leur terre et leur culture ont été (et sont encore aujourd’hui) souillées et ignorées du reste de la population mondiale.

Le dernier récit ouvre sur le second recueil de Susumu Higa, Mabui, qui va, lui, parler davantage de la condition actuelle des habitants et de leur culture qui peine à survivre. A suivre donc au prochain article !

J’espère que cet article vous aura plu et qu’il vous aura donné envie de vous procurer cet ouvrage qui me semble indispensable dans une bibliothèque !

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4 commentaires

  1. J’ai adoré très poignant la guerre n’épargne personne même les enfants, tout est souillé. L’auteur nous explique nous racontes les atrocités de cette guerre de nos jours rien ne change et ne changera jamais quelque soit le peuple je recommande cet article il est excellent bien écrit, poignant et réel… Bravo Anthony !!!!

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  2. Très bon article, j’aime particulièrement la partie sur le style et on voit déjà le progrès par rapport au premier article !
    Continue, ne démotive pas, soit juste encore plus présent et je suis certaine que beaucoup te liront !
    Sinon tu m’a donné très envie de lire ce manga 😉

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